Le 24 juin 2022, la Cour Suprême des États-Unis rendait son arrêt sur l’affaire Dobbs, State Health officer of the Mississippi department of health et al. V. Jackson Women’s health organization et al” par lequel s’établit que le droit à l’avortement n’est pas un droit constitutionnel, laissant pleine liberté aux Etats pour sa réglementation : « La Constitution ne confère pas de droit à l’avortement ; Roe et Casey sont annulés ; et le pouvoir de réglementer l’avortement est rendu au peuple et à ses représentants élus » . L’arrêt qui reconnaissait un droit constitutionnel à l’avortement est donc annulé.
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Cet arrêt est inquiétant pour au moins trois raisons : d’abord, il enlève la protection constitutionnelle à un droit fondamental pour les femmes, celui de disposer librement de leurs corps; deuxièmement, il ouvre la voie à la criminalisation de la femme dans tous les Etats, accentuant, au passage, les clivages de race et classe. Troisièmement, peut-être le plus alarmant, il remet en cause des libertés essentielles, acquises par la même voie, comme celle pour les homosexuels de se marier. La Cour revient donc sur les arrêts Roe (1973) et Casey (1992) par lesquels se reconnaissait et se confirmait le droit constitutionnel à l’avortement aux États-Unis.
On estime que 40% des femmes en âge de concevoir, vivent dans des pays à législation restrictive de l’avortement. L’avortement reste interdit dans plus de vingt pays dans le monde, principalement en Afrique, mais aussi en certains pays d’Amérique Central (on ne n’oubliera pas les cas abjectes des femmes salvadoriennes condamnées à prison pour avoir fait des fausses couches).
Au Salvador, une femme condamnée à cinquante ans de prison pour une fausse couche
Le Salvador envoie une femme en prison après une fausse couche
Pourtant, la dépénalisation évoluait dans plusieurs pays à forte tradition catholique : la Colombie a dépénalisé l’avortement pour tout motif, jusqu’à la semaine 24 en février 2022, au Mexique la Cour suprême avait déclaré l’inconstitutionnalité de la pénalisation de l’avortement en septembre 2021 ou encore le Chili, qui avait décidé d’intégrer la dépénalisation de l’avortement dans son projet de nouvelle constitution.
Il est donc à moitié étonnant ce revirement dans pays comme les Etats-Unis, berceau des libertés individuelles, et où le droit à l’avortement avait été reconnu depuis 1973.
Droit à l’avortement : jamais une affaire des femmes.
Aux Etats-Unis, le fondement du droit à l’avortement résidait dans un célèbre arrêt, “Roe v. Wade” rendu par la Cour Suprême en 1973. A ce moment-là, la Cour état assez libérale et a accepté de fonder le droit à l’avortement sur le principe du “droit à la vie privée” (Right of Privacy). Selon l’interprétation de la Cour, ce droit était assez large pour s’appliquer à la décision d’une femme d’interrompre ou non sa grossesse :
“Une personne peut choisir d’avorter jusqu’à ce que le fœtus devienne viable, en vertu du droit à la vie privée contenu dans la clause de procédure régulière du quatorzième amendement. La viabilité signifie la capacité de vivre en dehors de l’utérus, ce qui se produit généralement entre 24 et 28 semaines après la conception.”
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Toutefois, il faut noter que le droit à avorter n’était vraiment pas garanti par la constitution. Il reposait, de manière superficielle, sur l’interprétation des principes de liberté, vie privée et due process contenus dans les amendements 1, 9 et 14. Cette liberté était relative, car la Cour lui préférait le sens des “intérêts impérieux de l’Etat”, ainsi, tout en reconnaissant le droit à avorter, la Cour le limitait : “Lorsque certains « droits fondamentaux » sont en jeu, la Cour a jugé qu’une réglementation limitant ces droits ne peut être justifiée que par un « intérêt impérieux de l’État« .”
Le fondement du droit à l’avortement s’est donc glissé sur des terrains très mous, pendant près de 50 ans, faisant équilibre entre l’interprétation et la volonté des juges. En 1973, la Cour avait fait recours au principe du procès équitable (substantive du process),un principe en droit constitutionnel des Etats-Unis qui permet aux tribunaux d’établir et protéger certains droits fondamentaux, contre toute ingérence du gouvernement. Sous la nouvelle interprétation, la Cour à décidé que l’interprétation large faite par les juges en 1973 sur le sens du droit à la vie privée (Right of privacy) était erronée. Eu égard à la nouvelle interprétation, seules les Etats, dont les élus sont les représentants du peuple, peuvent décider du sens du droit de la vie privée à la lumière du 14ème amendement, et donc, du droit à l’avortement.
Ce qui est extrêmement inquiétant, c’est que le recours au procès équitable (substantive due process) dans l’interprétation du droit à la vie privée, ne concerne pas seulement la question de l’avortement. Comme l’a rappelé le juge ultra conservateur Clarence Thomas, si le fondement de substantive due process est erroné, les sentences subséquentes qui y sont fondées le sont aussi, c’est -à -dire, les affaires concernant le droit à la contraception (Griswold v. Connecticut, 1965) , le droit pour les homosexuels d’avoir des relations sexuelles consenties (Lawrence v. Texas, 2003) et le droit des homosexuels de se marier (Obergefell v. Hodges, 2015).
Cela doit donc nous inquiéter car toutes ces libertés, dont la reconnaissance s’est acquise au moyen de luttes ardues et meurtrières, sont aujourd’hui menacées dans un pays puissant comme les Etats-Unis. Nous pouvons imaginer que ces régressions ne seront pas sans impact dans le reste du monde. Rappelons-nous, peut-être abusivement mais non moins raisonnablement : “un seul battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut déclencher une tempête au Texas.”
On comprend donc pourquoi il a suffi d’un virement politique pour entraver ce droit. Comme le note la professeure de droit Wanda Mastor : “Neuf juges décident aujourd’hui du sort de la femme comme neuf juges en avaient décidé autrement il y a presque cinquante ans. Volontairement, ils excluent l’argument de l’irréversibilité. La grande leçon est le caractère démesurément politique du pouvoir judiciaire américain.”
Lire : Remise en cause par la Cour suprême des Etats-Unis du droit à l’avortement – Analyse et perspectives
Et la France?
La France à dépénalisé l’avortement presque au même temps que les Etats-Unis, en 1975, à travers la loi Veil. Une première différence doit donc être faite : en France, c’est une loi qui fonde la dépénalisation de l’avortement et non la seule jurisprudence. Cette loi a vu le jour après de nombreuses luttes et surtout grâce aux efforts extraordinaires de milliers de femmes.
Le procès de Bobigny.
On ne doit jamais oublier la lutte acharnée de l’avocate Gisèle Halimi pour la dépénalisation de l’avortement et pour les droits des femmes. En 1973, elle a défendu une jeune femme de 17 ans, inculpée du fait d’avoir avorté suite à une violation (le viol, lui, n’était pas un crime). Sa mère et une autre femme étaient aussi inculpées du fait d’avoir aidé la jeune femme à avorter.
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Ce procès a marqué l’histoire pénale en France car il a précipité la dépénalisation de l’avortement dans le pays et il a mis la lumière sur les profondes inégalités dont les femmes étaient victimes. Lors de sa brillante plaidoirie, Maître Halimi, qui, d’ailleurs, a eu Simone de Beauvoir comme témoigne à la barre, s’est exclamé :
[…] Messieurs, comment faire ? Simone de Beauvoir vous l’a très bien expliqué. On fabrique à la femme un destin : un destin biologique, un destin auquel aucune d’entre nous ne peut ou n’a le droit d’échapper. Notre destin à toutes, ici, c’est la maternité. Un homme se définit, existe, se réalise, par son travail, par sa création, par l’insertion qu’il a dans le monde social. Une femme, elle, ne se définit que par l’homme qu’elle a épousé et les enfants qu’elle a eus. […]
[…] Nous n’avons pas le droit de disposer de nous-mêmes.[…]
[…] Est-ce que vous accepteriez, vous, Messieurs, de comparaître devant des tribunaux de femmes parce que vous auriez disposé de votre corps ?… Cela est démentiel !
A l’issue du procès, toutes les femmes ont été relâchées, ouvrant la voie à la loi Veil par laquelle l’avortement a été dépénalisé en France. Bien sûr, le procès fut la point d’iceberg d’une lutte ancienne pour le droit à l’avortement et le libre accès à la contraception, marquée en France par le soutien courageux et essentiel de femmes célèbres qui n’ont pas hésité à agir. Rappelons le fameux Manifeste des 343 de 1971, dans lequel 343 femmes dont plusieurs célébrités (écrivaines, actrices, philosophes), ont publiquement déclaré avoir avorté. Le courage de leur geste réside dans le fait qu’à l’époque, l’avortement était encore un délit . Plus tard, en 1973, Le Monde a publié le Manifeste des 331 médecins, déclarant avoir déjà aidé ou pratiqué un avortement.
Face à l’illégalité : l’obligation de clandestinité.
Avant l’arrêt Roe aux Etats-Unis, et avant la loi Veil en France, les femmes recouraient par milliers à l’avortement dans des conditions extrêmement dangereuses. Qu’on le veuille ou non, l’avortement a toujours existé et va toujours exister. Déjà au Moyen-Âge, les théologiens chrétiens différenciaient l’apparition de l’âme chez les filles et garçons, afin de condamner le recours à l’avortement : pour les fœtus des garçons, l’âme apparaissait à 40 jours et pour les filles à 80 jours. L’avortement d’un foetus masculin était condamné plus sévèrement.
Les avortements clandestins ont toujours été principalement pratiqués par des femmes, pour deux raisons : on considère, au nom de la solidarité féminine, que les femmes peuvent plus facilement comprendre le désespoir d’une autre, et dans notre histoire marquée par une conception ségrégationniste, les femmes vont se tourner d’avantage vers les femmes pour traiter ses affaires les plus intimes.
Face à l’illégalité, les femmes créent des réseaux clandestins plus ou moins organisés. Au XIXè siècle en France, les “faiseuses d’anges” pratiquaient des avortements clandestins à l’aide des aiguilles à tricoter afin d’entrainer la fausse couche, en perçant la poche des eaux ou en ouvrant le col de l’utérus. A l’époque, c’étaient principalement des femmes mariées et mères de plusieurs enfants, incapables de subvenir aux besoins d’une famille plus nombreuse.
Au passage des siècles la pratique a évoluée et les réseaux aussi. Entre la fin des années 60 et 1973 (date de l’arrêt Roe), a existé, aux Etats-Unis, un collectif appelé “the Janes”, composé principalement de femmes aidant d’autres à avorter dans des conditions moins pénibles. A l’époque, les femmes avaient deux options si elles voulaient avorter aux Etats-Unis : soit elles avaient assez d’argent pour payer un médecin ou pour se procurer un avortement au NY où c’était déjà légal dès 1970, soit elles le faisaient chez elles à l’aide de cintres ou tout autre objet métallique, entrainant souvent des infections et saignements mortels. “The Janes” offrait aux femmes un avortement plus sûr dans des endroits où elles pouvaient être suivies et à un prix que chacune déterminait selon ses moyens. Au même temps, en France, le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception), lieu de convergence des luttes féministes et médicales, offrait aux femmes à travers la France, des avortements sûrs.
La pratique fut radicalement marquée par l’apparition, au début des années 70, de la méthode Karman. Elle permettait d’avorter de manière presque indolore et sûre à l’aide d’une pompe aspirante. Tant aux Etats-Unis qu’en France, cette méthode a considérablement réduit les morts causés par des avortements clandestins. S’ajoute l’IVG médicamenteuse, largement pratiquée en France et aux Etats-Unis, par laquelle se déclenche l’accouchement à l’aide d’une combinaison de médicaments.
Enfin, nous pouvons nous dire que la pratique clandestine à l’aide de cintres et perforations à aiguilles de tricotage est révolue grâce à l’apparition des méthodes comme celle de Karman ou la possibilité de se faire livrer, via courrier, du misoprostol et mifépristone commandés à l’étranger, mais la vraie question reste celle de la criminalisation de la femme et c’est ce contre quoi nous devons nous révolter. Nous ne pouvons pas accepter que le droit à décider sur nos corps nous soit accordé ou non, selon que cela arrange les “intérêts de l’Etat” ou la position politique des uns ou des autres. Notre vigilance doit se traduire en action.
Lire : We’re Not Going Back to the Time Before Roe. We’re Going Somewhere Worse
L’avortement sûr : un privilège qui divise.
Suite à l’arrêt rendu par la Cour suprême le 22 juin 2022, plusieurs états ont, presque immédiatement, limité ou interdit le droit à l’avortement, pour certains, même si la grossesse est le résultat d’un viol ou d’inceste. Il paraît que les intérêts impérieux des Etats ne regardent en rien la femme. Dans les conditions actuelles, les Etats-Unis obligent les femmes à garder un enfant non désiré, à subir toutes les contraintes d’une grossesse, les condamne à des vies précaires et les soumet à la volonté des hommes.
L’accès à l’avortement devient, comme avant les années 70, un privilège. Il créé un clivage énorme entre celles qui peuvent se déplacer, celles qui peuvent payer un avortement sûr, et celles qui ne le peuvent pas. Au regard de l’expérience, des études faites depuis des années et de la simple logique, les femmes seront divisées par leur race et leur classe. Ainsi, “Les personnes les plus susceptibles d’être poursuivies sont celles qui sont déjà systématiquement considérées comme dévalorisées, qui subissent un racisme et une discrimination systémiques.” Il n’est pas impossible d’imaginer, compte tenu des réalités sociologiques et économiques des Etats- Unis, que les femmes noires et hispaniques seront davantage desservies.
Lire : When a Right Becomes a Privilege
Nous le savions alors et nous le savons aujourd’hui, celles qui souffriront des avortements clandestins sinon des grossesses obligées, ce sont les femmes les moins favorisées. Les droits créent des espaces de convergence, les privilèges de divergence. Ce qui arrivera, puisque nous le savons déjà, c’est que des milliers de femmes vont se faire avorter, que ce soit légal ou non, elles seront donc persécutées, traitées en tant que criminelles et n’auront pas un mot à dire sur leur propres corps et leurs propres choix, alors que le viol ou l’inceste, perpétré en grande majorité par des hommes, reste dans la plus grande tolérance.
Lire : Annulation du droit à l’IVG aux États-Unis : les états qui interdisent l’avortement
Nous savons aussi que les réseaux clandestins seront plus forts, aidés par les nouvelles technologies, comme nous pouvons aussi anticiper une plus grande répression, aidée elle aussi, par les nouvelles technologies. Imaginons qu’un procureur suspecte une femme d’avoir avorté, peu importe d’ailleurs si volontairement ou non, car au final on ne peut pas faire la différence entre une fausse couche et un avortement, il pourra accéder aux recherches sur les historiques personnelles, les applications où l’on peut suivre nos cycles menstruels, les achats faits sur internet, etc., afin d’inculper une femme. Elle est suspecte d’emblée, du seule fait d’être femme.
“Jeudi, nous avions un droit constitutionnel à l’avortement. Le vendredi, nous ne l’avions plus”
Exprime la journaliste Sophie Gilbert, nous rappelant que nos droits, ceux des femmes, ne sont jamais définitivement acquis. Simone de Beauvoir ne cessera d’avoir raison : nous devons rester vigilantes, nos vies durant.
“N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant.”
Ce revirement jurisprudentiel aux Etats-Unis doit servir comme rappel douloureux, mais nécessaire, de la fragilité de nos droits et de l’importance de notre action. Si nous, en tant que femmes, ne nous organisons pas, si nous ne prenons pas position devant les sujets qui nous concernent, si nous ne défendons pas nos droits, si nous gardons silence face aux injustices, nous serons condamnés à rester éternellement, des objets sous-estimés des pouvoirs. Personne ne défendra nos droits à notre place. Que cela soit clair, cette lutte est politique ou elle ne sera pas.
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