Je pense à cette fête improvisée en plein air au Buttes-Chaumont. Je n’ai pas envie d’agiter les esprits judicieux – ou peut-être un peu quand même- mais, une idée me revient sans cesse à l’esprit depuis lundi, c’est la nécessaire existence de gens irresponsables pour conforter une démocratie.
L’irresponsable est celui ou celle qui agit sans mesure. La personne irresponsable n’est pas guidée par la volonté d’obéissance, de conformité. Dans une société, c’est la personne qui ne se conforme pas à une ou plusieurs règles établies pour régir collectivement un groupe de personnes, et, par-là, elle s’oppose à la collectivité, mais trouve une place dans un autre groupe social : celui des irresponsables.
On se reconnaît irresponsable à plusieurs reprises dans la vie. On a tous été irresponsable, on a tous appartenu, à un moment ou à un autre, à ce groupe social contingent. C’est en effet très facile d’être irresponsable car, en bonne mesure, cela ne dépend pas entièrement de nous. On ne peut pas être des solitaires irresponsables. L’irresponsabilité est une image. Une névrose. On essaie constamment et désespérément de coller à cette image de soi, mais cette image est créée par des principes qui peuvent nous échapper. Je veux dire, c’est irresponsable la personne qui n’agit pas « conformément à » et ce « conformément » est l’imposition à autrui que chacun fait de son monde, d’un monde fait de principes appris et intégrés, mais, changeants. Pour exemple, prenons le père irresponsable du XIXème siècle. Il ne sera jamais le même que celui d’aujourd’hui. Ce qui lui est demandé aujourd’hui, pour être responsable, déborde largement les fonctions d’homme ou mari qui lui étaient attribués à l’époque. De même, ce qui fait d’un jeune un irresponsable aujourd’hui, au Buttes-Chaumont, ne lui aurait jamais été opposé en 2018 ou 2019. L’irresponsabilité est donc changeante et humaine.
L’irresponsable, la punition et la morale.
Je suis étonnée par l’ampleur médiatique que cet évènement a pris. La vidéo tourne en boucle dans toutes les chaînes de télévision et réseaux sociaux, les commentaires de gens indignés par cette fête improvisée explosent, tout le monde paraît s’accorder sur une vérité : il faut punir ces irresponsables.
Je ne sais plus quelle chaîne a même interviewé un médecin, à l’air grave, dont l’argument principal a fortement attiré mon attention. Il regrettait la mort récente par cause du Covid, d’autres jeunes. Cela m’interroge. Au fond, le message n’est autre qu’essayer de faire naître chez l’irresponsable le sentiment de culpabilité. L’image est claire, ces jeunes fêtards usent et abusent de leur privilège d’être en vie, alors que d’autres meurent tous les jours, et c’est moralement vrai. Mais, au fond, ce qui me dérange c’est l’imposition de culpabilité, seule à pouvoir fonder le désir de punition.
Cette punition, même quand elle est pénalement sanctionnée, donc encadrée par des textes et principes de droit qui échappent en principe aux présupposés personnels, se voit, dans le cadre de cette pandémie, profondément moralisante. Ainsi, le tribunal correctionnel de Lyon vient de condamner deux jeunes frères à 3 mois de prison et 300 euros d’amende pour avoir organisé un « apéro sonore » sur les quais, auquel plus de 300 personnes auraient participé. L’infraction est claire, mais elle vient ici accompagnée d’un serment du président : « On a l’impression que vous faites un gros bras d’honneur aux efforts de tout le monde » (Le Monde, 28 avril, 2021. Disponible en ligne). De même, le parquet a ouvert une enquête pour punir les responsables de ce rassemblement au Buttes-Chaumont, et, bien que cela me paraisse exagéré, c’est tout à fait compréhensible eu égard à une disposition générale que nous sommes tous censés avoir acceptée et connaître. Mais, le procédé ne me laisse pas indifférente. On punit les gens sous l’anticipation de quelque chose qui ne s’est pas encore produite, sous un pur soupçon : le risque de contamination. Je trouve cela troublant car cette logique de punition par soupçon paraît devenir la règle (lire à ce sujet *** dans Le Monde diplomatique), et j’insiste, je ne dis pas que l’infraction est inexistante, seulement le champ de la logique juridique me paraît si ample qu’il peut être dangereux.
Plusieurs prémisses me paraissent tout à fait inutiles en soi, quoiqu’absolument indispensables au regard d’une punition envisagée, car le syllogisme repose sur un soupçon qui dépasse toute possibilité de preuve, c’est-à-dire, je trouve illogique que le malheureux décès d’autres personnes soit lié à un évènement tout à fait étranger à celui qui aurait à la base causé la mort de celles-ci, fête ou non, ces jeunes gens évoqués en exemple par le médecin n’auraient pas échappé à leur regrettable sort. Il n’y a donc qu’une volonté de « faire la morale » qui repose sur des syllogismes vrais, mais absurdes car pollués par l’envie de sensationnalisme.
Autre exemple sont les commentaires qu’on peut lire dans les réseaux sociaux : « voilà ceux qui seront à l’hôpital » ou même « ceux qui mourront à l’hôpital ». En vrai, une hausse de cas graves ou mortels liés à ce rassemblement et submergeant les hôpitaux reste encore à être prouvé, et difficilement prouvé. Ces phrases fatidiques à l’air prémonitoire, anticipent, elles aussi, la punition : vous serez tous malades et vous allez le regretter. Au fond, ne serait-ce un souhait seulement pour avoir le plaisir de se réconforter dans sa propre sagesse ?
Il n’est pas étonnant que ces exemples d’adultes qui « balancent » ceux qui ne respectent pas les règles fleurissent au printemps. Cet « État mère », pour reprendre l’idée de Virginie Despentes, ne peut que créer des enfants, les enfants de la patrie. Ces enfants sont, soit des irresponsables qui doivent être punis, soit des sages exemplaires, qui, eux, n’ont pourtant aucune récompense autre que le plaisir de punir les premiers. Mais, ces irresponsables sont nécessaires pour la démocratie.
Prenons l’exemple de l’enfant qui ose contester les règles qui lui sont imposées dans une famille ; sans cet enfant problématique, rebelle, l’autorité parentale ne serait jamais remise en question. Elle ne trouverait aucune résistance, ce que, au passage, limiterait le champ de réflexion car personne ne trouverait un avantage quelconque à l’exercice de la pensée sur celui de l’obéissance. Sans cet évènement, par exemple, je n’aurais jamais pris le temps de réfléchir à des irresponsables nécessaires pour la démocratie et je mesure le poids de ces mots.
Enfin, il n’est évidemment pas question ici de voir une invitation à la rébellion ni au désordre, et moins encore une approbation aveugle aux comportements contraires à la règle de droit. Je tiens aussi à vous mettre en garde (car j’ai horreur des malentendus), mon intention n’est pas de romantiser l’irresponsabilité, mais plutôt de la dégager le plus possible de l’envie moralisatrice qui lui est presque systématiquement associée. Je pense que c’est important en ce moment et à ce sujet, car sinon, parler du bonheur, liberté ou concevoir la possibilité du comportement erratique de l’être humain, deviendraient des sujets interdits, ce qui, au passage, empêcherait la liberté de réflexion.
Cette opinion, personnelle, doit être prise avec la contingence d’un accident, rien en elle n’est transcendantal ni immuable.
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